Nos peurs et nous
Extrait du livre de Antoine Paje, Et il me parla de cerisiers, de poussières et d'une montagne... , pour initier une observation bienveillante de nos comportements, sans auto-jugement ni auto-critique:
«Mais de quoi t'as peur, mon gars, pour être un tel bâton merdeux ?»
Je l'ai renvoyée sur les roses. Moi, peur ? Ça va pas la tête, non ? [...] Et puis j'ai commencé à regarder plus loin que mon nombril. J'ai remarqué comme tout le monde dans notre petite ville traitait la tante avec respect. [...] Il y avait un truc chez elle. Quand elle disait «non», c'était «non». Tu pouvais hurler, la menacer, c'était toujours «non». Un «non» calme, réfléchi, qui n'avait rien à voir avec un numéro d'autorité. J'ai compris que le plus fort de nous deux, c'était elle.[...]
— Parce que tu avais peur ?
— Ouais. J'avais peur de tout. Mais j'ai mis un bout de temps à l'admettre. Je n'avais pas peur de prendre un pain ou d'en donner un, mais justement, si je les distribuais si volontiers, c'était par peur. Pour que, surtout, l'autre ne se rende compte que j'étais terrorisé.
[...]
— [...] un soir, alors qu'elle fumait sa cigarette mentholée sous le porche, je me suis planté devant elle, genre petit coq buté. Je lui ai demandé: «Tu vas m'abandonner ?» Elle a répondu: «Non. C'est toi qui vas t'abandonner. — Je comprends pas. — Zach, tu as tellement peur que je te ramène aux services sociaux que tu me pourris la vie parce que comme ça je vais être forcée d'en arriver là. Du coup, tu n'auras plus peur puisque tu auras provoqué la situation. tu pourras dire que tu avais raison. le seul problème, mon gars, c'est qu'il y aura encore une situation de peur derrière. Et encore et encore, toute ta vie.» Elle me rendait dingue, je ne voulais pas l'admettre. J'ai crié, mauvais: «Parce que toi, tu n'as jamais peur, peut-être ?» — Non. Pourquoi j'aurais peur ? Je n'ai pas de raison d'avoir peur puisque le jour où quelque chose me tombera dessus, un vrai truc, je sais que je peux y faire face. Avoir la peur dans sa tête, Zach, c'est ramper toute sa vie. Tu ne marches pas mon gars, tu rampes, comme une larve. Un être humain ne peut pas ramper, même quand il ignore qu'il se traîne au sol. Ça le rend très malheureux, c'est souvent quelqu'un qui rend les autres très malheureux. Le pire des cercles vicieux.»
[...]
— Le lendemain, après l'école, j'ai foncé dans la cuisine. Elle préparait le dîner. Elle s'est essuyé les mains sur son tablier et m'a fixé, sans rien dire. Je t'assure que je me sentais péteux, dans mes petits souliers. J'ai demandé: «Et qu'est-ce que je dois faire ? — Être toi. [...]»
[...]
Le «rampeur» que j'étais devait mettre du temps à comprendre qu'il possédait deux jambes. Lorsque, enfin, je l'eux compris, j'eus la trouille de me relever. Tant que je rampais, je ne risquais pas de tomber, c'était réconfortant. C'est d'ailleurs sans doute aussi pour cela que, sans le savoir, j'étais assez attaché à mon état de «rampeur». Marcher me faisait peur. Au début, c'est très déstabilisant, on perd l'équilibre. Mais marcher, c'est vivre. Enfin.
[...]
Il faut parfois toute une vie pour apprendre à marcher...»